Il est déjà beau que nos vies…

Ils s’étaient rencontrés à la fac, ils ne se sont jamais vraiment quittés : Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont formé le couple intellectuel français le plus célèbre du vingtième siècle. Il n’était pas très beau, elle avait l’air sévère sous son austère turban : pourtant la jeunesse n’a eu d’yeux que pour eux…  Et leurs avis ont fait trembler les puissants.

Il a énormément écrit : de la philosophie ,  des romans, une autobiographie,  du théâtre, une sorte d’usine à mots, le père Sartre…  On lit encore volontiers Les Mots, La Nausée, Huis Clos, l’Existentialisme est un humanisme et quelques autres, on s’endort sur ses Chemins de la liberté ; quant à l’Etre et le Néant, épais truc de mille pages,  il peut servir de pavé de substitution lors d’une manifestation agitée.

Elle, de son côté, laisse des romans, une autobiographie, des souvenirs et surtout un ouvrage Le Deuxième Sexe qui en a fait la papesse du féminisme, ce sont des choses qui arrivent. Beaucoup de gens ont acheté cet ouvrage. Il n’est pas exclu que certains ou certaines aient réussi à le terminer sans piquer du nez, performance incontestable.

Ils étaient à gauche toute, engagés dans tous les combats de leur époque : la guerre d’Algérie,  la crise de Cuba, mai 68, le droit à l’avortement n’en sont que quelques exemples. Avant tout, dans un monde sans dieu, ils revendiquaient la plus grande liberté possible pour chacun.

Et d’abord pour eux-mêmes.  Ils décidèrent de former un couple libre et chacun eut son vaste lot d’aventures.  Pourtant,  à aucun moment ils ne s’éloignèrent véritablement l’un de l’autre.  Alors même que les conquêtes se multipliaient pour Sartre, Beauvoir restait la femme de sa vie. Alors même que cette dernière tombait passionnément amoureuse de l’écrivain américain Algren,  elle ne put se faire à l’idée de perdre Sartre : Algren fut sacrifié.

Ils entraînèrent dans leur tourbillon amoureux bien des gens tentés par cette vie sans contrainte. Certains y survécurent, d’autres s’y abimèrent. On peut lire le Journal d’une jeune fille dérangée de Bianca Lamblin : elle fut la jeune amante de Beauvoir, puis celle de Sartre… Elle termine son livre par une phrase sans appel : « Sartre et Beauvoir ne m’ont fait, finalement, que du mal ».

Ils n’en restent pas moins les derniers témoins d’une époque où l’on pensait que l’avis argumenté d’un penseur valait plus que celui, bredouillant, d’un footballeur ou d’une star de la téléréalité, qu’avec quelques mots, quelques pages, on pouvait changer le monde, le rendre un peu plus supportable. Ils n’en restent pas moins les derniers témoins d’une époque où le prestige intellectuel de la France était encore grand dans le monde, et ce couple, même de façon parfois fort discutable, l’a porté haut et loin… Ils n’en restent pas moins les derniers témoins d’une certaine façon de vivre, entre distribution de tracts, beuveries à Saint-Germain et musique de jazz, c’était le temps d’une certaine légèreté prélevée entre deux abimes…

Le vingtième siècle ? « Le siècle de Sartre » a pu écrire Bernard Henri Lévy.

Ils s’étaient rencontrés à la fac, ils ne se sont jamais vraiment perdus. Et puis, quand même, au début des années 80 voilà que Sartre meurt. Simone de Beauvoir ne croit pas en Dieu, elle sait qu’il n’y a ni adieu, ni au revoir, juste une perte irréparable. Alors elle écrit la Cérémonie des Adieux : elle conclut par ces mots : « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder ».

Il n’est pas beaucoup de plus beaux mots d’amour.

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