Rendez-vous

On a tous, un jour ou l’autre, un rendez-vous manqué : avec quelqu’un, avec la gloire, avec soi-même si l’on n’a rien de mieux sous la main. Un pays connaît de pareilles choses : ainsi la France a-t-elle manqué le sien avec Le Bernin.

Le Bernin ? mais oui bien sûr…  On est au 17ième siècle… C’est le plus grand créateur baroque : … Ses terrains de jeu ? Ils sont nombreux : retenons Rome avant tout. ( Un Napolitain à Rome ça ne pouvait qu’être explosif )

Concrètement ? Il a tant fait :

Au programme : des trucs pas possibles dans la Basilique Saint-Pierre ( le baldaquin ou la chaire complètement dingues ? Mais oui, c’est lui ! Le monument à Alexandre VII et son faux drapé de marbre qui intègre une porte – bien réelle ? Aussi ! Même le squelette qui se ranime ? Absolument ! Quand même pas cette chaire insensée ? Mais si ! et … Suffit ! ) Continuons…  Dehors ? Faire le tour des fontaines de Rome ( avec la musique de Respighi dans les oreilles ), celle des Quatre-fleuves, en particulier.  Visitons encore : le drapé inouï de La bienheureuse Ludovica Albertoni de l’Eglise de San Francesco a Ripa, est-il plus sidérant ? Impossible enfin de faire l’impasse sur l’Eglise Sainte-Marie de la Victoire : une église ? On peut en douter : sur deux murs le Bernin a installé des sortes de loges de théâtre de pierre avec des personnages – la famille Cornaro – qui s’agitent : la scène ? Une statue de Sainte Thérèse, en pleine extase mystique : visage illuminé, transe, mouvements, jeu de lumière. Extase mystique ? Hum… Certains y ont vu des extases bien plus humaines… Ambigüité baroque, toujours, charmante au demeurant…

Il a quand même un fichu caractère, l’ami Le Bernin : un jour il représente, sa maîtresse, buste délicieux  :  elle le quitte ? Il la sculpte à nouveau, mais elle devient Méduse. Un pape lui convient : il lui offre un monument funéraire incomparable. Un autre lui déplaît ? Voir la caricature d’Innocent XI : une sorte de « sauterelle avec tiare » ( le mot est d’Avery )  allongée sur un lit,  donnant une vague bénédiction, absolument grotesque…

  • Alors ce rendez-vous ?
  • Patience, on y arrive…

Donc pendant ce temps Louis XIV veut refaire le Louvre : il rêve d’en faire une demeure à sa mesure, un truc qui fasse comprendre à qui on a affaire, nom de Dieu.  – Versailles ? ce sera pour plus tard – Pour l’instant il est encore un peu jeune, le Louis XIV…  Les plans de nos architectes pour le Louvre ne lui plaisent, décidément pas, ça l’énerve, ce qui n’est jamais une bonne chose.

  • Et si on faisait venir le Bernin ?

Possible que ce soit Colbert qui ait eu l’idée, à voir…

Le Bernin est très pris et les grands de Rome ne sont pas pressés de le laisser partir, on les comprend. La France insiste : il arrive. Louis XIV sait reconnaître les grands : on traite le Bernin comme un prince : argent, honneurs, rien n’est trop beau pour un tel hôte. A partir de là, on a plein de détails sur son passage en France grâce au journal du sieur de Chantelou, chargé d’accompagner le Bernin. Ce dernier enchante Louis XIV par ses grâces, déjà l’agace par son dédain pour l’art français. Une exception ? Les tableaux de Poussin – pourtant l’antithèse exacte du style du Bernin ; consulter Chantelou : devant les œuvres du grand peintre ( enfin, mouais… ) il se met à genoux et dit : « Vous me montrez la valeur d’un homme qui me fait connaître que je ne suis rien …. » Etrange…. ( Le Bernin avait-il bu un coup de trop ? )

Il est temps de se mettre au boulot. Le Bernin dessine donc ces fameux plans pour le Louvre – on les trouve désormais sur Internet. Il y travaille des mois, il y met tout son génie, c’est qu’on a sa réputation à tenir devant le plus grand roi du monde : eh bien regardez le Louvre d’aujourd’hui, ses façades … C’est vu ? Eh bien regardez maintenant – ( à genoux si possible ) le projet du Bernin. Alors ? Hein ? …. Ca bouge, ça tourne, ça brise la ligne droite, ça se surcharge – un peu – c’est plein de symboles, ça sent bon son Italie…. Un palais ? Bien sûr ! Une Eglise ? Pourquoi pas ! Un théâtre ? Evidemment ! Trop audacieux ? Il semblerait. Bernin revoit sa copie….

On tergiverse, le Bernin s’en va.  Le projet s’enlise, il ne verra jamais le jour. La France ne sera jamais baroque. La France a tout perdu….

Quelques dizaines d’années après, Louis XIV recevra une statue équestre qui le représente, commande lointaine, reçue alors que Le Bernin est mort depuis longtemps, que le monarque a vieilli, beaucoup : le roi a changé, et pas en mieux ( il vire bigot, c’est charmant ) : cette vitalité, ce mouvement, tout le hérisse…  il hésite à la faire détruire, la fait modifier ( !!! ) par Girardon, l’exile tout au fond du parc de Versailles. L’infamie n’est pas suffisante, il décrète qu’il faudra ne plus dire qu’elle le représente lui, mais un antique romain, un certain Marcus Curtius. Tant mieux : c’est ce qui fait qu’elle échappera, des années plus tard, seule au milieu du massacre, à la destruction de toutes les statues représentant Louis XIV par les révolutionnaires…. Mais dans cette affaire Louis XIV aura été plus barbare que tous les sans culottes réunis…

La France a manqué son rendez-vous avec le Bernin. On rêve encore de toutes ces courbes perdues, de toutes ces folies, de  toutes ces extravagances, de cette agitation générale propre au baroque qui veut que la vie soit un théâtre, et qui ne seront pas, de ces drapés de pierre, de ces trompe-l’œil, de ces jeux de couleurs, de ces statues en mouvement qui resteront de marbre dans des blocs à jamais inentamés, de tous ces autres bâtiments qui seraient peut-être sortis de terre, de tous ces artistes qui se seraient inspirés de lui, un baldaquin fou ici, une frise invraisemblable là. La France classique est belle. Il lui manque quelque chose d’essentiel.

Il y a plus grave ? Ah bon ?

Il est très raisonnable d’en rester inconsolable.

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